La voracité des guêpes

Lorenzo attend, immobile devant le clavier. L’heure a passé. Déjà dix minutes que la leçon aurait dû commencer, mais l’enfant n’est pas là. Encore une vérification : aucun message sur l’écran du portable. Retard ou panne de tram ? C’est arrivé il y a quelques semaines… A moins que ce soit un oubli, ou alors une confusion dans les dates ? Dommage, car l’audition approche, et Jonas maîtrise encore mal la sonatine de Mozart qu’il est censé jouer bientôt devant le public de parents réunis dans la grande salle, au rez-de-chaussée de l’école de musique. Parfois, sans prévenir, la directrice assiste à la soirée, royale (enfin presque…) dans sa robe crème aux manches évasées. Elle sourit aux parents, tend une main froufroutante à ceux qu’elle connaît déjà, surtout les pères semble-t-il. D’une inclinaison de la tête, elle montre son contentement  lorsque l’élève endimanché, après avoir joué son morceau, se dandine devant le piano et salue l’auditoire comme cela lui a été recommandé. Au premier rang, mais légèrement en retrait, se tient le maître de musique ; la directrice l’ignore  : on dirait qu’il est transparent, lui le plus jeune enseignant de l’établissement. Une fois l’audition terminée, des boissons fraîches et des biscuits au gingembre sont offerts aux enfants et à leurs familles. Lorenzo, soulagé que le défilé des élèves soit achevé, assure le service, veille à ne rien renverser, car il se sait maladroit, surtout quand il s’efforce de ne pas l’être. L’année dernière, la directrice, au temps si précieux, avait quitté la salle la première ; sa sortie se voulait discrète, mais chacun l’avait remarquée. Julie, cinq ans à peine, lui avait alors demandé d’une voix aiguë : « Tu t’en vas déjà ? »

Lorenzo attend. Il est 17h30 maintenant. La leçon n’aura pas lieu. Tant pis pour Jonas et pour la sonatine de Mozart, dont la partition, toujours patiente, restera fermée. En réalité, le rendez-vous espéré était autre : le maître de musique se réjouissait de voir la mère de Jonas ; souvent, elle  accompagne le garçon à son cours. Elle est grande et ses cheveux auburn sont joliment en désordre. Elle met un parfum mandarine, qui laisse à son passage une trace d’agrume, comme une signature. Elle intimide Lorenzo, surtout le jour où, à l’entrée dans la salle, elle l’avait pris à la volée, lui proposant : « Et si on passait aux prénoms ? Je m’appelle Adeline. » Gêné, il avait bredouillé : « Lorenzo. » Elle avait souri ; il s’était incliné, embarrassé, aurait-on dit, à l’énoncé de ces syllabes italiennes qui chantent. Elle avait répété : « Ah, Lorenzo… » puiss’était tue. Après une virgule de silence, ils s’étaient assis. La leçon avait commencé. Lorenzo avait rappelé à l’enfant que la mélodie devait mieux ressortir afin de couvrir les accords de l’accompagnement. Sans grande conviction, l’élève avait joué une nouvelle fois le passage en question. Toujours incorrect. Le professeur de piano s’était alors installé au clavier, à côté de Jonas, et avait fait la démonstration, ralentissant le rythme et détaillant les notes. Lorenzo, bien qu’il soit jeune encore, ressemble à un pédagogue d’autrefois ;  il avait insisté : «  Tu comprends ? Ecoute bien », tout en se tournant à demi vers Adeline, comme s’il cherchait son approbation. Mais leurs regards ne s’étaient pas rencontrés : à ce moment-là, Adeline regardait par la fenêtre. Elle était ailleurs. Il avait essayé de deviner son âge : quarante ans peut-être… Il avait eu envie de mieux la connaître, de découvrir ce mélange d’assurance et de mélancolie ; il avait pensé : « on dirait l’eau et le feu. »

A 18 heures, Lorenzo cède à une vieille habitude : il souffle sur les touches du piano avant de fermer le couvercle de l’instrument et de quitter la salle. Dans le couloir, non loin de l’ascenseur, surgit son collègue, le trompettiste bulgare, un homme jovial qui remplit l’espace de sa présence massive. D’habitude, Lorenzo aime bien le rencontrer, mais, ce soir, il préférerait filer sans parler. Impossible pourtant de l’éviter.

  - Hé, Lorenzo ! Qu’est-ce que tu racontes ? T’as l’air un peu… On dirait que…

  - Non, non, rien, interrompt le pianiste. Juste déçu.

  - Déçu ? Ah bon ! Pourquoi ça ?

  - Un de mes élèves a manqué sa leçon sans prévenir. Je l’ai attendu pour rien.

  - Bof, ne t’en fais pas, ça nous arrive à tous ; il ne faut pas te formaliser. Ces gamins n’ont plus de manières. Et leurs familles non plus. (« Adeline manquerait de manières ? » se demande furtivement Lorenzo, qui n’a pas envie d’y croire.) Je peux te dire qu’au conservatoire de Sofia, tu avais intérêt à te présenter à tes leçons. Et à l’heure ! Sinon, tu te faisais expulser sans discussion, car il fallait respecter les règles. Tu comprends, la musique, là-bas, on la considérait comme un privilège. On profitait de chaque instant et, surtout, on ne voulait rien gaspiller.

Lorenzo connaît la ritournelle du trompettiste et, souvent, son discours l’amuse. Mais pas maintenant. Oui, il sait : la vie était dure dans les pays de l’Est, il y avait peu de confort, mais la pédagogie, la culture, c’était sacré. On respectait les professeurs et les artistes. Tandis qu’ici…

Un bref au revoir : « Excuse-moi ; je suis pressé » et Lorenzo s’en va, presque en courant. La prochaine fois qu’il verra son collègue, il prendra son temps, c’est promis.

Il traverse maintenant les rues, éclairées par une belle lumière d’été. Sur les terrasses des restaurants, des groupes animés parlent fort. Une jolie fille brune demande une paille pour sa boisson. Un homme, qui promène son chien, sifflote un vieil air de jazz. Quand il arrive chez lui (quinze minutes à pied depuis l’école de musique), Lorenzo grimpe les escaliers en sautant chaque fois une marche. L’immeuble est ancien et la peinture des murs aurait besoin d’un rafraîchissement, mais le propriétaire renâcle. Une fois dans l’appartement, le pianiste repère un voyant rouge qui clignote. Le répondeur du téléphone a enregistré un message. Il appuie sur le bouton. « Lorenzo, c’est Adeline. J’ai malheureusement perdu le numéro de votre portable. On s’est trompé de jour et Jonas a manqué sa leçon. Je suis vraiment désolée. Si vous êtes libre vendredi prochain, venez chez nous le soir. Il fera certainement assez beau pour manger dehors. Je vous assure que cela nous ferait très plaisir. Excusez-nous encore. C’est ma faute. Je vous… (Qu’allait-elle dire ? Impossible de savoir, car, un bref instant, le texte s’interrompt avant de reprendre.)  Faites-moi signe. A bientôt. »

Après avoir écouté le message une seconde fois, Lorenzo se répète, étonné : « Si vous êtes libre… Faites-moi signe. » Jamais, jusqu’à présent, il n’a été convié chez l’un de ses élèves, et il hésite à s’en réjouir. De quoi va-t-on parler une fois épuisés les sujets comme la météo ou les progrès, plutôt modestes d’ailleurs, de Jonas au piano ? Aurait-il reçu cette invitation si la leçon n’avait pas été manquée ? Il en doute, mais, après tout, peu importe : sa curiosité l’emporte sur son appréhension. Il va rencontrer Adeline dans son décor, loin de la salle anonyme où il la voit chaque semaine. Son mari sera-t-il présent ? Lorenzo essaie de l’imaginer, mais aucun portrait ne se dégage, comme si Adeline était une mère seule avec son enfant, elle dont la voix, amplifiée par l’appareil, résonne encore dans l’appartement : « Faites-moi signe. A bientôt. »

Arrive le moment du rendez-vous.  Lorenzo traverse la ville encombrée pour rejoindre le calme d’une campagne qu’il connaît mal. A un carrefour, il hésite, demande son chemin à un passant. « Allez tout droit pendant cinq cents mètres, puis tournez à gauche. » Devant la maison où il est attendu, il est impressionné : c’est une bâtisse considérable, vieille d’au moins cent ans, en partie cachée par des arbres. Il attache sa bicyclette (un vieux vélo au guidon trop grand) à la barrière, puis sonne au portail qui est verrouillé. Dans un crissement, un battant s’ouvre, commandé à distance. Lorenzo entre dans le parc ; ses chaussures glissent sur le gravier de l’allée. Une femme vient à sa rencontre et, de loin, fait un geste de bienvenue. C’est Adeline, mais il ne l’a pas reconnue tout de suite : peut-être est-ce l’émotion, qu’il essaie pourtant de maîtriser. Il se raisonne : « Bon, d’accord, je suis invité chez les parents de Jonas. Mais on se calme, je ne passe pas un examen tout de même… Oui, ils habitent un bel endroit. Et alors ? » De la main, Adeline lui indique le chemin à suivre : longer la demeure par la gauche, puis emprunter un sentier de dalles rondes, bordé de plates-bandes. Des roses rouges (variété « princesse ») se marient avec des iris à l’apogée de leur floraison. Plus loin, des géraniums d’Arménie, disposés en massifs généreux, colorent la pelouse. L’herbe reçoit le jet tournant d’un arrosage ; elle est si verte, si impeccablement verte, qu’on la croirait artificielle. Adeline et Lorenzo arrivent dans le fond du jardin où, à l’ombre d’un séquoia inattendu sous ces latitudes, se trouve un kiosque en bois de forme hexagonale ; on y accède en franchissant trois marches. « On va manger ici ; il fera plus frais que sur la terrasse » annonce Adeline. Puis, élevant la voix, elle dit : « Ah, voilà mon mari. » Le mari en question s’approche, une bouteille de blanc à la main. « Hello, je suis Ben. Vous êtes le maître de piano, n’est-ce pas ? » Accent américain, dents très blanches et cordialité un peu forcée. C’est la première fois qu’ils se voient : le père de Jonas et Lorenzo Montefalcone, qui transpire légèrement dans la chemise de popeline inaugurée pour l’occasion.  

Ils s’installent autour de la table en fer qui occupe le centre du kiosque. De sa poche Ben sort un tire-bouchon et ouvre la bouteille. Il remplit chaque verre à la même hauteur sans qu’une seule goutte de vin ne déborde. Lorenzo observe le geste ferme, précis, élégant surtout ; il se demande si une telle adresse est innée ou si elle s’acquiert par une longue pratique. Sur une assiette, des radis dodus forment un collier ; de la charcuterie est disposée, qui attire trois guêpes affamées, insistantes. Ben lève son verre et dit : « Bienvenue ! On ne s’est jamais rencontrés, n’est-ce pas ? » Lorenzo hoche la tête, ne dit rien, trempe ses lèvres dans le verre. Le vin a un goût un peu acide. Ben reprend :

  - Je ne connais pas la musique. J’aurais toujours voulu jouer d’un instrument, mais voilà… Et vous ? Vous avez certainement grandi dans une famille de musiciens ?

  - Non, non, répond Lorenzo, un peu gêné. Mon père était technicien. Ma mère avait une bonne oreille et aimait chanter. Rien d’autre. C’est une voisine qui m’a poussé à jouer du piano. J’ai commencé avec elle, et ça m’a bien plu. Je suis entré au conservatoire ; j’ai passé les concours, et le reste a suivi…

En fait, Monsieur Montefalcone travaillait dans une quincaillerie ; il en parlait souvent, fier des ventes qu’il assurait, du développement considérable de sa clientèle, de la reconnaissance salariale reçue en fin d’année. Il utilisait, avec une gourmandise que Lorenzo adolescent se mit à rejeter de plus en plus fort, le vocabulaire du commerce : bilan, chiffre d’affaires, marges de bénéfice ainsi que les termes techniques des outils : rivet, vilebrequin, clé à mollette… C’était l’inventaire de la séparation, de l’incompréhension entre le père et le fils. Pendant ce temps, dans la cuisine où elle surveillait un rôti, Madame Montefalcone se prenait pour Joséphine Baker, clamant avec force qu’elle avait deux amours, Paris et son pays.

Un instant plus tard, Jonas arrive dans le kiosque en courant, vêtu d’un short et portant un sac à dos. Il tend une main molle au maître de piano ; il est essoufflé, prêt à repartir aussi vite qu’il est venu. Il regarde son père d’un air interrogateur.

-Ah oui, reprend Ben. On a oublié de vous dire : notre fils ne sera pas là ce soir. Quand il a su que vous veniez, il s’est invité chez un copain. Il avait probablement peur que vous le mettiez au piano…

Le père donne une tape complice sur l’épaule de son fils, comme pour l’encourager à s’en aller tandis qu’Adeline fait une moue de désapprobation.

Lorenzo cache son étonnement. Il pense au trompettiste bulgare qui va s’esclaffer quand il apprendra l’absence de l’élève. « Quoi ? Il avait peur de toi ? Tu veux rire ! Et les parents l’ont laissé filer… Décidément, on aura tout entendu. »

Il vaut mieux changer de sujet. Le pianiste questionne Ben sur son activité professionnelle (la question rituelle dans ces situations-là). Sans donner les détails, Ben explique qu’il travaille pour une société spécialisée dans l’import et l’export des céréales. Même s’il ne connaît rien au domaine, Lorenzo comprend qu’il s’agit d’affaires planétaires et il imagine l’homme installé au dernier étage d’un immeuble, dans un bureau climatisé ; aucun nom sur la porte, mais un acronyme de trois lettres. Lien direct avec la bourse de Chicago ; quelques ordres électroniques : le cours du blé descend et le prix du café monte, ou alors s’effondre. «  Un boulot passionnant, affirme Ben en souriant, mais il est dangereux. On brasse beaucoup d’argent ; on peut se casser la figure. Si les actionnaires se fâchent, ils vous virent séance tenante. Dehors, et basta ! C’est la loi du genre. Alors moi je prends ce job comme un sport, presque comme un jeu. Vous voyez, j’essaie de m’amuser : ça diminue les tensions… » Pendant qu’il parle, Adeline, restée silencieuse depuis le départ de Jonas, rassemble sur un plateau en bois les verres et la bouteille de vin, vide maintenant. Des pans de nuit tombent, qui assombrissent le kiosque et ses alentours ; Adeline se lève et amène des lanternes dont elle ouvre la porte afin d’allumer les bougies. Les flammes vacillent d’abord, puis s’affermissent, éclairant les visages. D’auburn les cheveux d’Adeline deviennent roux. Soudain, elle interrompt l’enthousiasme volubile de son mari :

  -Il est l’heure de passer à table. Je vais chercher le repas et si vous êtes d’accord, on peut manger ici.

Ben la regarde et secoue la tête.

  - Ecoute, je suis désolé ; je crois que je ne t’ai pas prévenue, mais…

  - Mais quoi ? coupe Adeline, incisive. Un pli s’est formé au coin de ses lèvres.

  - Je regrette, j’ai un rendez-vous en ville.

  - Décommande-le ! On a un invité. Tu ne peux pas faire ça ; c’est très impoli.

  -  Lorenzo comprendra, j’en suis sûr.

  -  On dirait que c’est ta nouvelle habitude, ces rendez-vous le soir…

Lorenzo suit le dialogue avec attention ; il observe les regards durs que le couple s’échange ; il se glisse sans le vouloir sur le bord de sa chaise où il se tient en équilibre si instable qu’il risque de basculer. Il réagit avec une seconde de retard quand Ben lui tend la main, affirmant d’un air dégagé : « On aura l’occasion de se revoir bientôt, j’en suis sûr. » Comme si elle allait attraper son mari par le pan de sa chemise, Adeline lève son bras, qui retombe aussitôt, inerte, tandis que l’homme, sans la regarder, quitte le kiosque d’un pas souple, laissant derrière lui un silence gêné. A ce moment-là, Lorenzo aimerait être à mille lieues, n’importe où, mais pas dans ce jardin avec cette odeur entêtante de chèvrefeuille et avec ces guêpes dangereuses, plus nombreuses maintenant, qui vrombissent et dévorent leur festin. Telle une minuscule fusée, une chauve-souris pénètre dans le kiosque, strie l’air, virevolte puis ressort.

Après un instant, Adeline dit à voix basse :

  - Décidément, on fait tout de travers. On manque la leçon, on gâche la soirée, il faut nous excuser, on est impardonnable…

  - Vous voulez qu’on remette le repas à une autre date ? suggère Lorenzo.

  - Pas du tout, rétorque Adeline avec une vivacité inattendue. Je suis contente que vous soyez venu. On fera un peu connaissance, et tant pis pour mon mari et pour Jonas.

Pour commencer, banalité rassurante de la conversation : « Vous habitez depuis longtemps dans cette maison ? » «  On a vraiment un été magnifique… »  « Les vacances, c’est bientôt ? » etc. Puis Adeline demande :

  - Pardonnez-moi d’être indiscrète, mais vous êtes marié ?

  - Non, dit Lorenzo, étonné par la forme directe de la question. L’année dernière, j’ai failli, mais ça n’a pas marché…

  - Pas grave ! Vous avez le temps. Je ne vais pas vous demander votre âge…

  - J’ai eu trente ans en avril.

  - Trente ans, c’est jeune ! Au chapitre du mariage, vous savez, il vaut mieux être prudent.

  - Vous pensez ? Et le coup de foudre, ça existe, non ? On rencontre quelqu’un et voilà ! C’est meilleur que de longues réflexions, vous ne pensez pas ?

  - Oui, peut-être, mais attention, on a vite des ennuis si on se trompe.

  - Euh… Si on se trompe? Vous voulez dire…

  - Oui, c’est ça, vous avez bien compris, répond Adeline, riant pour la première fois. Elle observe les mains du pianiste et son front, très grand, sur lequel brillent quelques gouttes de sueur. Elle reprend :

  - Bon, on ne va pas se mettre à philosopher. Ce n’est pas le moment, car vous devez avoir faim. Aucun problème : tout est prêt. Le repas attend à la cuisine ; je vais vous l’amener. Il y a  du saumon et une salade d’endives. Et, pour le dessert, une tarte aux fruits rouges. Ça vous va ?

  - Mais oui, bien sûr, avec plaisir.

Debout, Adeline repousse sa chaise, fait un pas et, soudain, avec une grâce légère, s’effondre sur le sol ; elle a perdu connaissance. Pendant quelques secondes, Lorenzo demeure immobile, tellement il est surpris. Son imagination lui joue-t-elle un tour ? Pour peu, on dirait un film de série B, diffusé tard le soir, après les dernières informations. Sans crainte des clichés, le metteur en scène termine l’histoire par une scène d’évanouissement. L’héroïne s’efface et, rideau, place au générique ! Non, soyons sérieux, ce n’est pas du cinéma ni du roman ; il faut agir vite. Adeline s’est peut-être blessée en tombant, ou alors une guêpe l’a piquée et elle est allergique. Le pianiste rassemble ses esprits et cherche à retrouver les consignes de premiers secours, apprises pour l’obtention du permis de conduire. Il se met à genoux et se penche vers Adeline, dont les yeux sont mi-clos. Il passe la main sous sa nuque, vérifie qu’elle ne saigne pas ; il pose la tête contre sa blouse, puis en défait trois boutons ; difficile de ne pas se laisser troubler par ce corps allongé. Il tente maintenant de réveiller Adeline ; d’un geste prudent, il saisit son épaule, caresse sa joue, tout en lui disant : « Vous m’entendez ? C’est Lorenzo. Nous sommes dans le kiosque. Vous avez perdu connaissance ; revenez à vous. »  Il se souvient de l’instruction reçue : « toujours garder le contact avec la personne accidentée ; continuer à lui parler. » Il lui prend la main et l’appuie dans l’espoir d’obtenir une réaction ; après quelques secondes, il sent qu’elle lui sert les doigts. Il aime cette pression, qui devient plus forte. La femme ouvre les yeux et sourit, d’abord hésitante, puis elle l’attire contre elle, joint ses lèvres aux siennes et le regarde comme si elle le voyait pour la première fois. Mais déjà elle s’écarte et dit : « Excusez-moi. Je me suis sentie mal. J’espère que vous ne m’en voulez pas. » Lui en vouloir ? Mais pourquoi lui en voudrait-il ? Il l’aide à se relever. Elle se tient à son bras. Sa blouse est froissée. Elle referme les boutons.

Au loin, on entend un chien triste qui aboie.

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Quelques jours plus tard, Lorenzo reçoit cette lettre :

Il a bien fallu l’admettre. Notre fils ne prend pas les cours de piano au sérieux ; il joue cinq minutes entre chaque leçon et il croit que c’est suffisant. On va donc arrêter les frais. Pourtant, vous n’avez pas ménagé votre peine ; vous avez tenté de lui montrer que, derrière la porte, se trouvait un monde et qu’il lui appartenait de le découvrir. Mais rien n’y a fait (en tout cas pour l’instant). J’espère que cela viendra plus tard. On verra bien.

 

Je n’ose pas vous inviter à nouveau, car je n’aimerais pas vous mettre mal à l’aise, ni vous infliger une seconde fois (on ne sait jamais !) le spectacle de la femme qui part dans les décors, un soir d’été… J’aurais cependant souhaité vous revoir, Lorenzo. Après tout, c’est comme le piano, cela viendra peut-être plus tard.